Ricardo: des racines et du cœur

Ricardo: des racines et du cœur

Par Linda Priestley

Crédit photo: Jocelyn Michel

Le chef chouchou des Québécois ne coiffe pas sa toque uniquement pour le plaisir de nos papilles gustatives. Il rêve aussi de changer les mœurs, une meringue à la fois. Tête-à-tête avec un passionné de la vie et des gens. 

Son petit dernier, vert à souhait

Cet automne, Plus de légumes, le plus récent ouvrage de Ricardo, est arrivé en librairie. Un livre de recettes pas comme les autres, affirme son concepteur.

Pourquoi un livre de recettes sur les légumes? Est-ce l’appel du végétarisme? Pas du tout. Je dirais plutôt qu’il s’inscrit dans l’évolution normale de la cuisine au Québec. Je n’aurais pas pu faire ce livre il y a 10 ou même 5 ans. Mais les choses ont changé. Aujourd’hui, les courriels et les messages que nous recevons prouvent que les gens recherchent la diversité dans leur alimentation. Sans devenir pour autant végétariens, ils veulent par exemple varier leurs protéines, remplacer à l’occasion la viande par des légumineuses, des œufs ou du tofu. 

Selon vous, pourquoi cette tendance s’est-elle imposée? Végétarisme à temps partiel ou flexitarisme, appelez ça comme vous voulez, il est d’abord question de manger en se souciant de sa santé et de l’environnement. On s’en va vers là. De plus en plus, on est prêt à payer davantage pour une viande de meilleure qualité, quitte à en manger moins souvent.

Pourquoi accordez-vous une place si importante aux légumes dans votre livre? D’abord, parce qu’ils sont essentiels pour la santé et parce que le fait de manger local encourage l’économie d’ici. Mais aussi parce que le choix des accompagnements n’est pas toujours facile. Poulet, bœuf, porc, poisson ou tofu, la décision se fait tout simplement en fonction du goût du jour. «Mais quoi mettre à côté?» nous demandent souvent les gens. C’est là qu’on s’est dit qu’il fallait faire un livre où les légumes tiennent la vedette dans les recettes.

Bouffe et mémoire

Aux fourneaux et au jardin, Ricardo cultive l’art de créer des souvenirs...

Parler comme vous le faites de nourriture, c’est aussi retrouver parfois l’histoire de son enfance… Jeune, j’ai passé beaucoup de temps à arroser le potager de ma grand-mère, à Marieville, assis sur ma petite chaise de jardin en plastique. J’y cueillais des feuilles de laitue que je lavais ensuite. Grand-mère faisait une salade arrosée de sa vinaigrette maison, qu’elle servait avec du steak haché. Sa cuisine était simple, mais délicieuse. Je me rappelle aussi des après-midis où on s’installait sur les marches avec un pot de gros sel pour croquer des tranches de concombre chaud. Encore aujourd’hui, j’ai l’habitude de faire un tour dans mon jardin pour me trouver à manger. Je cueille une belle tomate et je me fais un sandwich comme ceux de ma grand-mère, avec des tranches de tomate et de pain blanc, de la mayonnaise, du sel et du poivre. Ce n’est pas comme si on ne pouvait pas inventer, mais pour moi, ça veut dire quelque chose, ça goûte comme quand j’étais petit. Et ça me permet de garder ma grand-mère vivante.

Et dans la cuisine, que faisais-tu d’autre? Quand ma mère partait travailler les samedis – elle était coiffeuse –, je cuisinais. Des meringues à profusion, avec lesquelles je gavais ma sœur. Je trouvais ça merveilleux de fouetter des blancs d’œufs. Ma mère cachait ses livres de recettes, en me reprochant gentiment de gaspiller ses œufs. Je lui disais alors: «Mais je n’en veux pas de tes livres! Je veux les inventer, moi, mes recettes.» J’avais six ans, je faisais des biscuits, sans doute pas mangeables, mais qu’elle me disait être très bons.»

Vous étiez proche de votre mère? Oui, très. J’ai des souvenirs de maman qui, jusqu’à la fin, s’est occupée de son jardin, en s’appuyant sur sa canne. Je conserve des photos d’elle, faible et empêtrée dans ses tuyaux, prenant le thé au jardin avec ses petites-filles. Une belle image, malgré la maladie, qui me ramène à l’époque où elle était encore de ce monde. 

Aujourd’hui, le bonheur est-il toujours au potager? Oui! Mais celui-ci s’est enrichi d’aubergines, de tomatilles et de tout ce que je n’ai pas connu avant de devenir grand. Nous, peu importe ce qu’il y avait dans le jardin autrefois, on aimait ça. Les radis, les concombres, les carottes, les haricots verts ou jaunes, la rhubarbe, les pommes de terre et les navets. Tout ça était assez straight, ma grand-mère étant une Québécoise pure laine. On apprêtait nos légumes de manière simple; ils n’étaient pas grillés, ni sautés ou gratinés. Aujourd’hui, par nostalgie, je maintiens certaines traditions, pour garder mes liens avec le passé. Mais en même temps, j’aime innover, pour façonner mes propres souvenirs. Et ça permet à mes filles d’élargir leurs horizons culinaires, de créer leurs traditions et, éventuellement, leurs souvenirs à elles. Le potager sera toujours là. Si je deviens grand-père, mes petits-enfants y viendront peut-être. Je planterai moi aussi leurs fruits et légumes préférés ou des nouveautés que je leur ferai découvrir ou qu'eux me feront connaître. Chaque fois qu’ils me rendront visite, ils verront ça pousser. Et moi, je les regarderai grandir…

Autour de la table

Aider les familles à gagner du temps est son dada, mais ce qui l’alimente surtout, c'est le désir de réunir les gens autour de la table. Après tout, souligne Ricardo, c’est à l’heure des repas qu’on cultive les meilleurs souvenirs.

Créer des événements en rapport avec la bouffe, est-ce important? Chez nous, on organise toutes sortes de happenings, comme des soupers en famille. Ou des après-midis passés à faire des conserves de sauce aux tomates avec les voisins. Il existe mille façons de se retrouver ensemble. 

Pourquoi ces moments autour de la table comptent-ils autant pour vous? Le cancer de Brigitte, survenu il y a quelques années, nous a poussés à la réflexion et c’est là que notre entreprise a trouvé son vrai sens. On parle aux familles, aux gens qui savent, comme nous, que la vie est fragile. Quand ça va mal, on doit travailler ensemble pour recoller les morceaux. Une maison, qu’on soit seul ou 10 à l’intérieur, n’est pas un restaurant. On n’a rien à prouver dans la cuisine de tous les jours. Ce qui importe, c’est que l’heure des repas soit agréable et animée.

Manger seul, est-ce triste? Tellement qu’il y a deux ans, on a décidé de moins utiliser la notion de manger en famille, mais plutôt celle de manger ensemble. C’est plus inclusif. La famille est d’abord biologique. Puis on y ajoute des parents plus ou moins éloignés, des amis de notre choix. Cet univers qu’on bâtit, c’est ça, notre gang! Peu importe l’univers familial dans lequel on se retrouve, ça ne change rien à l’affection qu’on se porte. Et la table, c’est l’occasion d’apprendre l’amour, la démocratie, le partage et tout le reste.

Pourquoi cette notion d’inclusion vous est-elle si chère? Plus je vieillis, plus je trouve important d’ancrer le concept de la famille élargie en nous. Trop de personnes âgées se retrouvent seules pour toutes sortes de raisons. C’est pourtant impensable de mourir sans racines, de ne pas pouvoir en refaire d’autres ou d’être incapable de transférer nos connaissances à quelqu’un d’autre. Il faut compter pour quelqu’un. Et ce n’est pas obligatoirement quelqu’un qui fait partie de notre famille biologique. Le meilleur exemple d’une personne qui est devenue une partie importante de ma vie sans être un membre de ma famille est notre prof d’anglais, qu’on appelle coach. On a créé des liens très forts avec cette femme qu’on considère aujourd’hui comme une des nôtres. 

Tricotés serré jusqu’au bout

Le passage du temps, Ricardo le prend avec un grain de sel philosophique. À ses yeux, c’est encore l’occasion de se faire de beaux souvenirs et de laisser sa marque.

Comment envisagez-vous la vieillesse? Je veux que la mienne soit comme le début de ma vie: sécurisante, avec du monde qui m’entoure et me protège. Et je ne veux certainement pas manger seul. Jamais on ne ferait manger un enfant tout seul à table. Mais on le fait avec des personnes âgées, alors qu’on devrait au contraire s’en occuper. C’est certain que ce n’est pas toujours drôle. À un moment donné, on se met à radoter, à marcher plus lentement. Mais il faut oublier les affaires tristes. On peut encore passer de beaux moments ensemble. 

Comment la fin s’est-elle déroulée pour votre mère? Elle s’est occupée de moi et m’a tout donné. Puis, elle a voulu aller vivre dans une maison de retraités. Je lui ai dit: «Non, tu vas venir vivre chez nous. Tu travailleras, si tu veux, à t’occuper des enfants ou des repas. Ce sera la plus belle leçon de vie et la plus triste à la fois pour tes petits-enfants. Parce qu’à un moment donné, tu ne pourras plus faire à manger. Et je ne voudrais pas être mal à l’aise de le dire devant mes enfants.» Et c’est arrivé exactement comme ça: un jour, les filles étaient tannées d’être à table, à attendre que ma mère finisse de manger. Je leur ai dit: «Grand-maman vous a nourries et attendues pendant des années. Maintenant, c’est à notre tour de l’attendre. On va la nourrir et lui tenir compagnie.» Tout ça, je l’ai fait en pleurant, mais sans gêne parce que ça faisait partie de notre deal, à ma mère et à moi. Elle savait qu’elle contribuait à notre vie de famille. Et que ses petites-filles allaient se souvenir de ces moments passés avec elle. Le fait d’être proches de nos parents et grands-parents et de s’occuper d'eux, ça nous aide à les laisser partir, le moment venu.

Aujourd’hui, vos filles continuent-elles de créer des souvenirs avec leur grand-mère maternelle? Ça me réjouit de voir qu’elles sont fusionnelles avec Pierrette et qu’elles profitent de sa présence. Comme moi, qui ai forgé mes souvenirs avec ma grand-mère autour de sa cuisine et de son potager, elles garderont peut-être en tête la cuisine de leur grand-mère, qu’elles préfèrent d’ailleurs 100 fois à la mienne! (rires) Et à mon tour, un jour, je ferai peut-être des pâtes avec mes petits-enfants.

Plus de légumes est paru aux Éditions La Presse (256 p., 39,95 $).

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