Danielle Trottier: l’après-Unité 9

Danielle Trottier: l’après-Unité 9

Par Caroline Fortin

Crédit photo: Laurence Labat

Longtemps muséologue, c’est par hasard qu’elle s’est tournée vers l’écriture, il y a 20 ans. Depuis, Danielle Trottier n’a cessé de puiser dans son imaginaire pour créer des personnages forts et des histoires sans tabous. Tête-à-tête avec une femme de conviction. 

Elle a captivé le Québec avec l’âpre quotidien des prisonnières de Lietteville dans Unité 9. Depuis cet automne, c’est dans une école pour adolescentes enceintes qu’elle nous entraîne. Un autre univers riche, inédit et fascinant, qui a convaincu Roy Dupuis de revenir au petit écran, dans le rôle d’un psychoéducateur épaulant la directrice de l’établissement, incarnée par Hélène Bourgeois Leclerc. Fébrile, le regard brillant dans ce resto de la rue Ontario où nous nous rencontrons, Danielle Trottier est visiblement enthousiasmée par cette nouvelle aventure qu’est Toute la vie. 

Vous explorez à nouveau un milieu peu documenté à la télé. Quelle a été votre bougie d’allumage? Unité 9 était une véritable drogue, et je craignais de ne pas retrouver un sujet aussi puissant. Le déclic s’est fait quand j’ai rencontré, il y a quelques années, une jeune fille de 13 ans, toute frêle, enceinte jusqu’aux yeux. Elle était accompagnée de sa mère et toutes les deux semblaient… très heureuses. Ça m’a donné un choc, et je me suis dit qu’il fallait que je creuse ce sillon. Je savais qu’après Unité 9, mon nouveau projet serait attendu et qu’il me faudrait être prête à le défendre corps et âme. Plus je me documentais sur les grossesses adolescentes, plus j’étais passionnée et accrochée.  

Cet univers vous permet d’aborder toutes sortes d’enjeux… Tout ce qui touche la vie adolescente, et, par ricochet, les parents: la pornographie, Internet, la contraception, l’éducation sexuelle, l’avortement... On est un peu en retard en matière d’éducation sexuelle. On est mal à l’aise avec ça parce que ça touche au plus près de l’intime. Beaucoup pensent que leur ado n’a pas de vie sexuelle, alors que 100 % des jeunes sont en quête de leur identité sexuelle entre 12 et 17 ans. J’ai beaucoup de compassion pour les parents d’aujourd’hui. Je suis heureuse que mes cinq enfants [son conjoint était déjà papa de trois d’entre eux] soient sortis de l’adolescence. Dans leur temps, les réseaux sociaux n’existaient pas. Aujourd’hui, la porno fait l’éducation sexuelle. Mais c’est un miroir déformant, parce qu’elle ne reflète pas la réalité. Je vais traiter ce sujet de front.  

Après le succès d’Unité 9, craignez-vous les réactions? En partant, je sais une chose: ce n’est pas tout le monde qui va vouloir recevoir le message. Ce n’est pas tout le monde que ça va intéresser. Oui, c’est de la pression, mais une bonne pression. Ç’a été dur d’avoir du succès. Pour être honnête, pas sûr que j’ai tant aimé! Ça vient avec beaucoup d’attentes, et ça, c’est fatigant. [rires] Dans l’épisode qui a obtenu la plus grande cote d’écoute – 2,25 millions de personnes –, Élise [Micheline Lanctôt] mourait, Marie [Guylaine Tremblay] était poignardée et Caroline [Salomé Corbo] frappait une détenue avec une pelle. C’était extrêmement fort. Tu ne peux pas écrire ça toutes les semaines parce que tu banaliserais la violence. Mais les gens te disent ensuite que ta finale suivante manquait d’intensité… 

La réflexion qui m’a amenée à conclure après sept ans, c’était que j’avais assez fait souffrir mes personnages. Je dis ça et j’ai les larmes aux yeux. À Marie, par exemple, il a fallu que je lui enlève sa raison de vivre: ses enfants. Ce qui l’a conduite à une tentative de suicide. J’ai été énormément touchée par les femmes ayant vécu l’inceste auxquelles j’ai parlé. Elles sont tellement brisées qu’elles ne se sentent plus le droit de vivre, d’être heureuses. Marie posait cette question en voix off et jugeait que non, elle n’avait plus le droit d’exister. Je savais que je n’allais pas la tuer. Mais je voulais qu’elle nous révèle cet état d’esprit-là. Je voulais qu’elle l’obtienne, ce droit de vivre, aller jusqu’au bout avec elle. Le viol de Jeanne [Ève Landry] reflétait aussi une réalité: 80 % des femmes emprisonnées ont été violées. Ce ne sont pas des sujets évidents à aborder, mais je suis touchée par ceux et celles qui ne sont pas représentés à la télé. Tout comme les criminelles, les adolescentes enceintes existent.  

Ces personnages vous habitent-ils encore ou leur avez-vous dit adieu? Non, j’en suis incapable. Je vais leur revenir, mais peut-être pas à la télé. Sous une autre forme. Il y a un attachement extrêmement particulier qui n’a rien à voir avec les cotes d’écoute, mais tout avec l’effort que j’ai fait pour aller vers ces femmes emprisonnées et celui qu’elles ont fait pour venir vers moi. Quelque chose s’est passé, quasiment à mon insu. Ça m’habite encore. 

Dans votre ancienne vie, vous étiez muséologue. Qu’est-ce qui vous a fait changer complètement de métier? Ce n’était pas un changement si radical, parce que toutes les compétences que j’avais en muséologie, je les ai transférées: ma capacité de faire des recherches, de recouper des éléments. La muséologie, c’est raconter des histoires avec des objets au lieu d’êtres humains. Je suis allée vers l’écriture par pur hasard, il y a 20 ans. Je suivais un cours de scénarisation dans un autre but, et quand j’ai déposé mon projet de court métrage, la professeure m’a dit: «Tu ne l’as pas pantoute. Ce n’est pas trois minutes que tu as écrit, mais une saga. Alors, tu continues!» Six mois plus tard, Emma était en ondes. 

Pourrait-il y avoir un autre tournant du même genre dans 20 ans? Je ne me le souhaite pas. J’avais ce talent en moi, mais je l’ignorais. Je suis la treizième d’une famille de 14 enfants. Tu ne parles pas beaucoup autour d’une telle tablée. Tu observes, tu comprends, tu sens la tristesse, les bonheurs. Tout a débuté là, probablement. Je viens d’une famille extrêmement pauvre où il y avait de l’alcoolisme, de la violence ordinaire. Mon seul moyen de m’évader, c’était quand je faisais la vaisselle: je partais complètement dans ma tête. Je ne me rendais pas compte que mon imaginaire me sauvait d’un présent trop banal. 

Vous avez perdu vos parents et votre sœur dans la vingtaine. Cela a-t-il changé votre rapport à la mort? J’ai tellement été en état de choc! Avec mon père, je touchais pour la première fois à la mort, ç’a été vraiment difficile. Ma mère et ma sœur sont mortes ensemble, subitement, un 25 décembre. Ça m’a tellement marquée, déstabilisée, j’ai eu tellement de difficulté à négocier leur départ, à l’accepter, que je l’ai remis en scène dans presque toutes mes histoires. Il y a toujours deux morts simultanées. Je sais exactement ce que je suis en train de faire, ce n’est pas inconscient. Elles sont décédées alors que j’étais enceinte de mon deuxième enfant, il y a 35 ans. Ma sœur avait 22 ans. J’y repense encore, ça m’habite encore, ça m’émeut encore, ça me fait encore pleurer, je transige encore avec cette émotion-là, qui est si marquante dans mon fil de vie… À un moment donné, j’ai compris que ça me suivrait toute ma vie, j’ai accepté que ça fasse partie de mon histoire. Prendre conscience qu’on pouvait tous, moi incluse, mourir n’importe quand a été pénible.

À 63 ans, qu’appréciez-vous le plus dans le fait de vieillir? Le processus de décision est rendu très court! À 20 ans, j’aurais douté, hésité. Alors que maintenant, j’ai aussi des doutes, mais si je me trompe, tant pis, je l’admets. Je n’aurais pas pu écrire avant 40 ans ni faire Unité 9 avant 54, 55 ans. Quand tu rencontres des femmes qui ont tué leur enfant, qui ont assassiné, été violées, ça te prend une certaine expérience de vie pour accueillir tout ça. 

Vous avez une maison en Uruguay depuis 15 ans. Comment a débuté votre histoire d’amour avec ce pays? Ma meilleure amie s’appelle Anna Cabrera, elle est Uruguayenne. Un jour, elle m’annonce qu’elle retourne chez elle et devient éleveuse de bovins. Je vais la visiter... et j’ai un coup de cœur pour son pays. Je lui lance à la blague qu’un jour, je serai peut-être sa voisine. Un matin, elle m’appelle pour me dire qu’une petite terre à côté de la sienne est à vendre. C’est ainsi que ce drôle de rêve de devenir sa voisine s’est réalisé. Mon conjoint et moi, on a aimé la culture des Uruguayens, leur simplicité. J’y habite maintenant cinq mois par année et la majeure partie de Toute la vie s’est écrite là. Le lieu a zéro incidence sur mon inspiration. Quand tu t’enfermes dans ta tête, un autre monde existe et c’est là que tu es.

En rafale

Quels sont vos petits bonheurs quotidiens? Le café le matin et le chocolat en fin de journée, quand j’ai travaillé trop fort.

Qu’est-ce qui vous fait rire? Mon conjoint. Il est très drôle.

Ce qui vous enrage? L’injustice, toujours. Des fois, ça me fait trop mal.

Ce que vous faites pour vous détendre? Du yoga, tous les jours. C’est sacré. Ça me permet de réguler ma respiration, de m’accorder une pause. Une fois que ç’a été ancré dans ma vie, c’est devenu un incontournable. 

Êtes-vous auteure ou autrice? Auteure! Je trouve ça laid, autrice.

Y a-t-il un livre qui vous a marquée? Dernièrement, Le lambeau, de Philippe Lançon. Un témoignage émouvant.

Une télésérie qui vous a impressionnée? J’ai beaucoup aimé Genius: Picasso, avec Antonio Banderas, qui y livre une performance extraordinaire. Une qui m’a clouée à mon fauteuil: Fortier. C’était de la très grande télé. L’écriture, le jeu, la réalisation, tout était très bien fait.

On ne vous prendra jamais à… voler. 

On serait étonné de savoir que… j’adore la musique country! C’est un bonheur instantané, qui me fait danser. J’ai un atelier de vitrail en Uruguay – j’ai besoin de travailler de mes mains, je ne peux pas juste être dans ma tête – et c’est ce que j’y fais jouer. Une fois que mes vitraux sont terminés, je les installe au champ. Ce sont donc les vaches qui admirent mes œuvres! [éclat de rire]

Vidéos