Pleins feux sur la douleur chronique

Pleins feux sur la douleur chronique

Par Guy Sabourin

Crédit photo: iStockphoto.com

Alors qu’elle est active, dynamique et épanouie, l’éditrice Louise O’Donnell-Jasmin, début quarantaine, voit sa vie compromise par la douleur chronique en juillet 2000. En lui gelant une dent, son dentiste pique la branche mandibulaire du nerf trijumeau par inadvertance. Deux à trois jours plus tard, elle ne peut plus s’endurer. Ses dents, ses mâchoires, tous les os du visage, son cou et ses épaules font atrocement mal.

«Une douleur telle que, par moments, je voulais mourir», dit-elle aujourd’hui. À quelques reprises, les ambulanciers sont venus la chercher à la maison, recroquevillée en position foetale, n’osant remuer un cil parce que tout mouvement, même minime, générait encore plus de douleur. C’est en état de choc qu’elle arrivait à l’urgence : pression artérielle au sommet et détresse cardiaque. Durant les années suivantes, elle est restée alitée, en proie à de vives douleurs, ou assise dans un fauteuil. «Essayez d’être mère de 4 enfants quand vous dormez 22 heures sur 24!», s’exclame-t-elle.

Elle insiste pour dire que la douleur détruit tout: travail, amitiés, loisirs, estime de soi, couples et familles… Elle dévaste comme une coupe à blanc. Par chance, dans son cas, ses proches l’ont supportée. «Mais je me détestais, ajoute-t-elle. J’étais l’horrible sorcière confinée à sa chambre et au salon, de mauvaise humeur, souffrante et dépressive. La douleur devient maître de notre vie et nous force à une traversée du désert pour laquelle nous ne sommes pas préparés.»

L’origine de la douleur

La douleur de Louise O’Donnell-Jasmin est loin d’être unique en son genre. Sur les 1 200 000 Québécois qui souffriraient de douleur chronique plus ou moins importante, 11 % endurent des douleurs semblables aux siennes. Parfois, on sait exactement d’où vient la douleur. Elle peut se déclarer à la suite d’un accident, en raison d’arthrite, d’un AVC, d’un mal de dos, de migraine, du zona. Elle commence ou bien subitement ou bien de façon progressive, et peut être intermittente ou constante. Elle peut toucher n’importe quelle partie du corps. Malgré ce que font les médecins pour la soulager, elle persiste.

D’autres fois, les médecins cherchent minutieusement, mais ne trouvent pas. Chez Louise O’Donnell-Jasmin, tous les tests sont aujourd’hui normaux et son nerf trijumeau est guéri depuis longtemps. Mais… le mal persiste ! Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de traitement. La douleur de Louise est aujourd’hui sous contrôle. Grâce à la méthadone et au cannabis sous forme de vaporisateur, elle mène une vie à peu près normale. Ses médicaments l’affectent un peu; elle oublie toutes sortes de petites choses : sa mère au restaurant, ses enfants à l’arrêt d’autobus scolaire… Mais ces inconvénients ne sont rien en comparaison de la vie et de l’énergie qui irriguent de nouveau ses veines.

Inconnue et taboue

Il semble y avoir une contradiction entre le fait que la douleur ne s’explique pas, qu’elle persiste, que des médecins s’y cassent les dents, et le fait que Louise O’Donnell-Jasmin et d’autres comme elle en soient enfin soulagés.


En fait, c’est dans la méconnaissance généralisée de la douleur chronique que le bât blesse. Durant leurs cours de médecine, les étudiants n’entendent parler de douleur que quelques heures tout au plus. «Ensuite, en clinique, ils disposent de deux ou trois petites recettes contre la douleur et, devant l’échec de ces méthodes, ils se retrouvent en difficulté, explique Pierre Bouchard, coordonnateur du programme de trauma au ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (MSSS). Conclusion : parce qu’elle est mal prise en charge dès le début, la douleur des patients devient chronique.»

Quand elle devient chronique, il faut de grands spécialistes pour en venir à bout. Or, ce n’est pas qui veut qui réussit à mettre la main sur ceux-ci ! Dans la plupart des cliniques spécialisées de la douleur, la liste d’attente s’étire sur deux à trois ans. Une attente aussi débilitante qu’invraisemblable pour quiconque souffre 24 heures sur 24.

La colère des victimes et les pressions répétées des professionnels de la santé qui connaissent la douleur chronique commencent tout juste à porter fruit. L’Agence d’évaluation des techniques et modes d’intervention en santé (AÉTMIS) a été saisie du dossier il y a environ trois ans. Son mandat: proposer une amélioration globale des soins aux personnes souffrant de douleur chronique. En mai 2006, l’AETMIS remettait au ministère de la Santé un ambitieux rapport de 120 pages, intitulé Prise en charge de la douleur chronique (non cancéreuse): organisation des services de santé.

Les moyens mis en oeuvre

Le MSSS ne veut toujours pas donner le statut de maladie à la douleur chronique. En novembre dernier, le ministre Philippe Couillard annonçait: «Nous prévoyons donner suite à ces différents travaux en édifiant un véritable réseau de centres de la douleur ou de centres de traitement de la douleur chronique.» Était-ce une déclaration strictement politique? Hélène Gingras, chargée des communications pour le MSSS, n’a pu nous fournir le moindre document prouvant le lancement officiel de tels centres de la douleur chronique.

«Nous irons de façon progressive et les changements concrets ne sont ni pour demain ni pour après-demain», précise Pierre Bouchard, qui est à l’origine du remue-méninges pour parfaire les soins aux personnes atteintes de douleur chronique. Le MSSS veut notamment faire des omnipraticiens de meilleurs soignants contre la douleur chronique. Dès l’université, ils seront mieux formés et ceux qui pratiquent seront rejoints au moyen de la formation continue.

Moyens mis en oeuvre et médicaments

Y aura-t-il de l’argent neuf, de nouvelles cliniques de la douleur, davantage de spécialistes impliqués? Non. Pierre Bouchard est d’avis que toute l’expertise existe déjà, mais que le courant ne passe pas entre les acteurs. «La douleur chronique relève toujours de plusieurs médecins et spécialistes, précise-t-il. Par exemple, anesthésistes et neurochirurgiens doivent partager leur connaissance de la douleur avec les omnipraticiens traitants. Il faut qu’ils travaillent ensemble, se parlent les uns les autres, partagent leurs informations autour d’un patient.» Dans le jargon administratif, on appelle cela l’interdisciplinarité. Sur le terrain, ces pratiques mettent toutefois des années à voir le jour…

Autre lacune de taille, selon Pierre Bouchard: règle générale, les patients atteints de douleur chronique ont été soignés isolément et au petit bonheur la chance par l’un et l’autre. «Pour améliorer les services, il faut savoir qui a fait quoi et avec quel résultat, dit-il. Or, à ce jour, avec la douleur chronique, c’est zéro. Nous n’avons rien compilé. Il faut s’y atteler dès aujourd’hui.» Ce qui permettra aux spécialistes de la douleur de mettre au point des protocoles de soins, que les omnipraticiens pourront ensuite appliquer à leurs patients atteints.

Pierre Bouchard est d’avis qu’il est temps de braquer les projecteurs sur la douleur chronique, dont souffrent de plus en plus de personnes. Les professionnels de la santé devraient faire le reste.

Craindre ou non les médicaments

Il existe deux types de douleurs: inflammatoire et neuropathique. La première touche muscles, os, peau, ligaments ou encore les organes internes (foie, reins, intestins, etc.). La seconde concerne les nerfs.

Les approches pour venir à bout de la douleur sont physiques (chaleur, froid, physiothérapie, acupuncture, etc.), psychologiques (relaxation, psychothérapie, hypnose, etc.), médicamenteuses (opioïdes, anti-inflammatoires non stéroïdiens, co-analgésiques), et invasives (infiltrations, chirurgies, implantation de neurotransmetteurs ou de pompes). Que vous faut-il? C’est au médecin d’y voir, avec votre aide. Ce qui veut aussi dire de demander au médecin de changer de traitement si les effets secondaires sont trop pénibles. Il arrive parfois que le traitement idéal mélange différentes approches.

Vient-on toujours à bout de la douleur chronique? «Il n'y a malheureusement pas de miracle, déplore Aline Boulanger, professeure d’anesthésie à la faculté de médecine de l’Université de Montréal, directrice des centres de la douleur de l’Hôtel-Dieu du CHUM et de l’Hôpital du Sacré-Cœur, présidente sortante de la Société québécoise de la douleur. Certains vont atteindre un plein soulagement, mais ce n'est qu'une minorité de nos patients. La plupart du temps, on vise 50% d'amélioration. Il est généralement possible d'atteindre ce stade sans trop d'effets secondaires des médicaments et la majorité des patients s’en satisfont. Si l’on vise plus que ça, les effets secondaires seront trop importants pour la majorité des gens.»

Traiter la douleur autrement

Personne ne souhaite consommer des opioïdes, mais ils restent pour le moment les médicaments les plus efficaces contre la douleur (codéine, oxycodone, morphine, hydromorphone, fentanyl et méthadone). Le risque de développer une dépendance psychologique (toxicomanie) semble faible quand on les utilise pour soulager la douleur, soutient Aline Boulanger. Quant à la tolérance – c’est-à-dire que, avec le temps, on doit augmenter la dose pour obtenir le même soulagement –, elle est normale et occasionnelle. Elle se déjoue en modifiant la médication et en combinant certains médicaments.

D’autres types de médicaments, conçus à l’origine pour d’autres indications et dits co-analgésiques, soulagent aussi la grande douleur: les antidépresseurs, les antiépileptiques et les cannabinoïdes.

Faut-il craindre tous ces médicaments? «La douleur chronique se traite avec des médicaments forts, tranche Louise O’Donnell-Jasmin. Il ne faut pas avoir peur d’eux: ils sont LA solution! La peur des patients et des médecins à leur égard retarde le soulagement de tant de personnes souffrantes…»

«Les effets positifs des médicaments les plus forts sont souvent largement plus importants que les effets secondaires négatifs, soutient encore Louise O’Donnell-Jasmin. On ne saurait priver les patients en douleur chronique de médicaments sûrs, fiables et connus et leur enlever la qualité de vie que ceux-ci ont su leur redonner. Ce serait une grave injustice à l’égard de ces patients.»

Traiter la douleur autrement

Il se pourrait que le joug des opioïdes achève. Des scientifiques du monde entier cherchent actuellement d’autres moyens de contrer la douleur. C’est le cas du Dr Rémi Quirion. Il a découvert qu’une protéine déjà bien connue, l’adrénomédulline (AM), est également présente dans les terminaisons nerveuses des cellules qui perçoivent la douleur. Quand on bloque son action, la douleur s’en va. Cette AM est associée aux douleurs de type inflammatoire. «D’ici quelques mois devraient débuter les études préliminaires chez l’humain, à la suite d’études sur des animaux ayant démontré l’efficacité de l’AM contre la douleur», se réjouit-il.

Activité physique et ressource

Yves De Koninck, chercheur rattaché au centre de recherche de l’Université Laval-Robert Giffard et dont les travaux ont été publiés dans le prestigieux Nature, vient de découvrir que la douleur chronique serait due à un problème de communication entre les neurones et les microglies, des cellules qui défendent le cerveau et la moelle épinière. Des lésions à certains nerfs expliquent souvent cette anomalie, source de douleur. Ces importants travaux pourraient eux aussi stimuler la découverte de nouveaux médicaments pour soulager la douleur de type neuropathique.

«Il est clair que nous ne soulagerons jamais la douleur avec un médicament unique, explique le Dr Quirion. Il nous en faut au moins quelques-uns, comme c’est la cas pour beaucoup d’autres maladies. C’est pourquoi des recherches à partir d’hypothèses différentes conduiront à une petite panoplie de traitements pour la même maladie.»

«D’ailleurs, une combinaison de médicaments, chacun pris à faible dose, procure souvent un bon compromis: soulagement acceptable de la douleur chronique et effets secondaires réduits», ajoute Aline Boulanger.

S’activer

Si l’on ne fait rien contre sa douleur, elle nous dominera. Louise O’Donnell-Jasmin a décidé de lutter. Elle a fait parvenir son histoire à des dizaines de spécialistes, par Internet, partout en Amérique du Nord. Certains l’ont rappelée pour lui donner des conseils. «J’ai ramassé des bribes d’information à gauche et à droite et j’ai activement participé au soulagement de ma douleur en partageant mes découvertes avec mon médecin traitant. Il n’y a aucun mal à essayer des traitements réversibles. Ne vous enfermez surtout pas, ne restez pas seul avec votre douleur. Il y a des gens pour vous aider!», conclut-elle.

Une ressource en or: l’ADCQ

Les personnes atteintes se font dire qu’elles exagèrent, qu’elles veulent attirer l’attention, qu’elles sont folles ou encore qu’il va leur falloir apprendre à endurer leur douleur. Aux urgences, parfois, on veut même les diriger en psychiatrie! «Elles s’isolent, frustrées du fait que les autres ne veulent plus en entendre parler, et souffrent en silence», déplore Louise O’Donnell-Jasmin. Il faut absolument briser leur solitude, redonner de l’espoir – il y a des traitements qui existent et qui fonctionnent.

À l’Association de douleur chronique du Québec (ADCQ), qu’elle a cofondé en 2003, Louise O’Donnell-Jasmin a vu quantité de gens dont la douleur s’explique mais ne se calme pas pour autant. Aujourd’hui, elle aide toutes les personnes qui s’isolent dans leur douleur à s’en sortir.

Vos droits

Vous avez mal? Vous avez aussi des droits! Le personnel qui vous soigne est obligé de traiter votre douleur; que cette douleur soit adéquatement soulagée n’est pas un caprice, mais fait au contraire partie de vos droits comme patient, tient à souligner la Société canadienne pour le traitement de la douleur. Vous avez le droit d’être pris au sérieux, d’être traité avec dignité et respect par médecins, infirmières, pharmaciens et autres professionnels de la santé, de subir une évaluation complète de votre douleur et de recevoir un traitement sans délai. Vous avez aussi le droit d’obtenir régulièrement une réévaluation de la douleur et, faute de soulagement, une modification du traitement, et refuser un traitement particulier si tel est votre choix.


C’est particulièrement important de s’en rappeler. Car il existe, aussi bien dans la population que chez le personnel soignant, une idée vaguement religieuse voulant qu’en supportant sa douleur, on gagne son ciel. Or, ce n’est pas forcément l’option de tous les souffrants.

Mise à jour: septembre 2007

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