Grandes entrevues Le Bel Âge: Louis Garneau

Grandes entrevues Le Bel Âge: Louis Garneau

Par Paul Toutant

Crédit photo: Louise Bilodeau

Avec son équipe de jeunes designers, il conçoit et fabrique des vêtements et des articles de sport qui accumulent les trophées d’excellence. Cela le rend-il heureux pour autant? Au-delà de la réussite en affaires, qu’est-ce qui fait encore courir Louis Garneau?

La naissance d’un artiste 

À l’âge de 12 ans, le petit Louis n’a rien d’un athlète : il est maigrichon et n’en impose guère avec son «frame de chat». Puis ses résultats scolaires sont peu reluisants. Ses parents lui font suivre des cours particuliers, car le jeune adolescent n’arrive pas à se concentrer à l’école. On estimerait aujourd’hui qu’il souffre d’un déficit d’attention, mais à l’époque on le disait «dans la lune». En fait, Louis a une passion: les arts. C’est le seul domaine qui l’allume. Quand son professeur, le père Tougas, téléphone à sa mère pour lui conseiller d’orienter Louis vers les arts plastiques, celle-ci se gratte la tête, comme chaque fois qu’elle est perplexe. «Ma mère était une femme qui avait été élevée dans une ferme de la Beauce, raconte Louis Garneau. Le gros bon sens lui indiquait que son garçon ne pourrait jamais subvenir à ses besoins en vendant des tableaux dans la rue du Trésor. Pour elle, les arts sont un passe-temps agréable, pas une façon de gagner sa vie.» 

Le père de Louis, policier de métier, ne s’en mêle pas trop, laissant à sa femme les soucis d’éducation des enfants. Inscrit au cégep, Louis décide de s’orienter vers le droit criminel, une façon de suivre les traces de papa, mais avec un plus. Très tôt, l’étudiant se convainc que les matières traditionnelles ne sont pas pour lui. «Que voulez-vous, ma tête voyage partout. Je suis dans mille projets en même temps. Certains peuvent croire que je suis un malade hyperactif, mais c’est ma créativité qui explose, explique-t-il. J’ai de la difficulté à me concentrer, à moins que le sujet ne soit excessivement intéressant. Et les arts m’intéressent beaucoup.» 

Louis Garneau remplace donc les mathématiques par des cours de peinture et de sculpture, puis le voilà plus tard en arts plastiques à l’Université Laval, la période scolaire la plus heureuse de sa vie. «J’ai fait mon coming out artistique à ma mère, dit-il. Elle s’est gratté la tête et s’est résignée, me faisant confiance, car elle savait à quel point je suis persévérant dans ce que j’entreprends.»

Le roi du vélo

Petit retour en arrière. Si, à 12 ans, Louis Garneau n’a pas la carrure d’un sportif, des entraîneurs savent lui communiquer une passion: le cyclisme. «Les bons coureurs cyclistes sont petits, comme les jockeys sur leurs chevaux, explique-t-il. À ma première course, je suis arrivé avant-dernier, mais mes entraîneurs m’ont pris en main. Ils m’ont appris que dans une compétition tout le monde part ensemble, mais un seul arrive en tête. La leçon est restée gravée dans ma tête. Ils m’ont montré comment gagner. J’ai persévéré et commencé à battre les meilleurs. Je me suis rendu compte que gagner, c’est une formule. Je me suis alors entraîné davantage et j’ai appris les bienfaits de la persévérance et de la discipline. J’ai appliqué cette méthode à tous les aspects essentiels de ma vie, et ça m’a réussi. Quand on se lance dans quelque chose, l’important, c’est de gagner!»

Parallèlement à ses études en arts, Louis Garneau pratique donc la course cycliste. Pendant 14 ans, il multiplie les championnats au Canada, puis à l’échelle internationale. Ses performances culminent en 1994 aux Jeux olympiques de Los Angeles. Quand il court, il arrive fréquemment premier, mais il tombe parfois et réalise que l’équipement offert aux participants est souvent déficient. «J’ai eu froid, j’ai eu chaud, explique-t-il, je me suis fait mal en tombant. En 1976, je me suis assommé et j’ai dû rester alité pendant une semaine. Mon casque n’avait pas résisté à la chute. Le reste de mes accessoires faisait pitié. J’ai fait des courses internationales avec des sacs verts en guise d’imperméables et des gants de caoutchouc achetés dans un magasin à un dollar. J’ai compris qu’il fallait améliorer les casques, les vêtements, tout!» À la fin de ses études, l’Université lui offre une bourse de perfectionnement en arts. Avec cet argent, Louis Garneau achète... une machine à coudre!

Fabricant dans l’âme

Le touche-à-tout ne se contente pas d’être peintre et cycliste. Il aime fabriquer de beaux objets qui lui permettent d’arrondir ses fins de mois. Après ses études au cégep, il installe dans le garage de son père un petit atelier où il confectionne des meubles, des tables et des jouets en bois qu’il vend dans un centre commercial. À 22 ans, il achète une demeure ancestrale abandonnée à Saint-Augustin-de-Desmaures, en banlieue de Québec, et entreprend de la rénover de fond en comble. Il y habite toujours. Avec les restants de bois de sa maison, il fabrique des planches à steak et des armoires. Les commandes affluent. Il visite alors des usines spécialisées, à la recherche de matériaux, et tombe en pâmoison devant les ouvriers qui réussissent à y faire des objets en série. «J’ai été fasciné par ces gens et leurs machines, se souvient-il. Je regardais les convoyeurs, les scies, et j’étais comme un enfant dans un magasin de jouets! Tout ce que j’allais devenir était en train de se dessiner tranquillement.»

Puisque Louis Garneau a constaté que les équipements sportifs vendus en magasin étaient plus qu’imparfaits, il décide de se lancer dans la fabrication de cuissards pour cyclistes avec du tissu de maillots de bain. C’est le début des équipements Garneau. Dans son petit atelier, Louis n’est pas seul. Sa copine Monique, une infirmière rencontrée lors d’une course à vélo, lui donne un solide coup de main. Ils se marient en 1984, et vogue la galère. «Nous avions 2 000$ en banque, se souvient-il en riant, et nous sommes entrés dans notre maison sans nous casser la tête avec des questions d’argent. On a travaillé fort pendant cinq ans, sans avoir le temps d’avoir des enfants.» 

Plus tard, ils en auront trois, qui portent tous des prénoms royaux: William, Édouard et Victoria. Un hasard, paraît-il. Louis Garneau parle de son épouse avec tendresse. «Ma mère me disait de trouver une femme belle et gentille; c’est ce que j’ai fait, dit-il en riant. Monique est tout à l’opposé de moi. Elle n’est pas sportive pour deux sous. En fait, elle est exactement le contraire de moi – une combinaison qui forme les couples les plus solides. Moi, je suis dans l’action, le combat, la performance, la compétition extrême. Elle, c’est la douceur de vivre, l’amour familial, l’amitié, l’écoute. Heureusement que c’est comme ça; je ne souhaiterais pas être marié avec moi. Je ne m’endurerais pas. Je suis trop fatigant à vivre, toujours sur les nerfs, grimpé dans les arbres à faire des projets! Monique est aussi «décrinquée» que je suis «crinqué». Ce soir, par exemple, comme j’aurai eu une journée de fou, elle m’attendra près d’un feu avec une bouteille de vin afin que je me détende un peu, à condition que je délaisse mes appareils intelligents.» 

Eh oui, Louis Garneau est devenu accro à ses Iphones et ses Ipads. «Je ne suis pas sur Facebook, c’est trop personnel, dit-il. Mais il y a 2 000 personnes dans le monde qui me suivent sur Twitter. C’est intéressant pour le commerce, mais il faut faire attention à ne pas se laisser avaler. Dire qu’il y a cinq ans je ne répondais même pas à mes courriels!» Internet et ses milliards de possibilités avaient tout pour séduire l’hyperactif Garneau. Il est en contact constant avec la Chine où il a 75 fournisseurs, avec sa nouvelle usine du Vermont et l’autre au Mexique, sans parler de tous ses points de vente au Canada et à l’étranger. L’homme d’affaires croit fermement que les entreprises doivent prendre le virage du Web si elles veulent survivre. «Dans cinq ans, ceux qui auront manqué le bateau vont disparaître», prévoit-il. Déjà le Groupe Louis Garneau effectue une grande partie de ses ventes sur Internet, et cette part de marché augmente constamment.

Préparer la relève

Louis Garneau a eu une belle surprise il y a quelques années, lorsque ses deux fils ont exprimé le souhait de travailler avec lui au sein de son entreprise. «J’ai été un bon vendeur, précise-t-il, je leur ai toujours parlé de façon positive de mon métier. J’ai convaincu mes enfants que le vélo est une véritable école: j’ai gagné 125 courses dans ma vie, mais j’en ai perdu 500. On ne gagne donc pas toujours, mais on cherche à se dépasser. Il faut aussi rester humble devant le succès: quelqu’un qui n’a jamais perdu est quelqu’un qui peut devenir dangereux. Préparer la relève est très difficile pour des entreprises familiales: 70% d’entre elles ne se rendent pas à la deuxième génération et 90% n’atteignent pas la troisième. Il faut savoir faire confiance aux jeunes, leur inculquer le plaisir de créer, d’innover et d’être les premiers.»

L’homme d’affaires fait régulièrement du vélo avec ses jeunes designers et leur répète qu’ils doivent rester dignes de leur compétence de classe internationale. «Nous sommes un peuple qui a été colonisé par les Anglais, ajoute-t-il, et ils ont essayé de nous enlever notre langue. Pourtant, nous avons de beaux exemples de réussite en français, comme le Cirque du Soleil. Le Québec est la province canadienne qui entreprend le moins, et ça m’attriste. On devrait valoriser nos talents car nous sommes les plus créatifs au pays. Il faut dire aussi que les gouvernements coupent dans l’aide aux jeunes entreprises, ce qui est néfaste. Il faut investir, relancer le plaisir d’entreprendre. Mais bien des entreprises québécoises à succès ont une déplorable attittude, celle de ne songer qu’à se vendre aux Américains. Nous avons perdu des fleurons comme Bauer et CCM. Il faut arrêter de penser qu‘on a réussi sa vie quand on vend ses actifs. Il faut au contraire exporter notre culture, notre design, il faut qu’on soit un peuple de décideurs et non de sous-traitants ! On manque de confiance en soi et pourtant les exemples sont là: les frères Lemaire chez Cascades, Péladeau père et fils chez Québecor. Ça m’a réussi de garder le nom francophone de mon entreprise; les étrangers nous respectent quand on se tient debout.»

Donner au suivant

Louis Garneau est un homme qui tient à ses principes. Élevé dans une famille catholique, et toujours croyant, il est persuadé que son rôle est de transmettre les valeurs apprises de ses parents, notamment la générosité. Son entreprise est engagée dans de nombreuses oeuvres caritatives, dont celle des Petits Frères depuis plus de 20 ans. «C’est le comédien Jean Besré qui m’a ouvert les yeux sur la solitude des personnes âgées démunies, dit-il avec émotion. À la mort de Jean, qui était devenu un grand ami, j’ai décidé de prendre la relève. J’organise annuellement une grande course pour venir en aide à ces personnes, et j’ai pu amasser 100 000 $ l’an dernier. J’ai aussi retapé un chalet au lac Saint-Joseph, près de Québec, où les gens âgés vont se détendre et communier avec la nature.» 

Louis Garneau s’occupe aussi d’autres causes, comme la lutte contre le cancer et le Défi Pierre Lavoie, mais celle qui lui tient particulièrement à coeur est située au Rwanda, pays dévasté par le génocide que l’on connaît. Garneau y finance l’équipe nationale de jeunes cyclistes et a même peint une série de grands tableaux pour leur venir en aide. Grâce à la vente de ses oeuvres, il a pu donner 80 000$ à ses amis africains. «Et dire que ma mère craignait que je ne gagne pas ma vie avec mon art», ajoute-t-il en riant. 

Comme tout coureur le sait, les compétitions ont une fin. Celle de Louis Garneau arrivera un jour, mais cela ne l’angoisse pas. «La vie est une aventure, croit-il. On peut prendre de bonnes ou de mauvaises décisions, faire le bien ou faire le mal. J’essaie de mener une bonne vie, et je sais que j’ai une mission à accomplir. On dirait que ma vie est tracée: je n’ai qu’à suivre le bon chemin, avec de bonnes personnes autour de moi. Il y a eu un départ de course et il y aura une fin. Je crois à la vie après la mort. Je prie beaucoup. Je prie mes amis décédés et je sais qu’ils m’aident. Il faut prendre la vie un jour à la fois. Vieillir en couple est magnifique, hélas on meurt rarement en couple. Je n’y pense pas trop. Comme tout le monde, je souhaite mourir un jour sans douleur, sachant que mes enfants vont perpétuer mes efforts.»

Quelques secondes plus tard, il ajoute: «Un jour, le plus tard possible, le guerrier va déposer les armes. Je le dis avec un sourire, car l’Après peut être très intéressant!» 

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