Grandes entrevues Le Bel Âge: Élisabeth Carrier

Grandes entrevues Le Bel Âge: Élisabeth Carrier

Par Paul Toutant

Crédit photo: Louise Bilodeau

Élisabeth me reçoit dans son immense maison surplombant le fleuve Saint-Laurent. En face, Québec et son Château Frontenac se donnent des airs de carte postale. Les pièces lumineuses regorgent de souvenirs d’Afrique et d’Asie: masques rituels, tapis colorés, fines porcelaines. À 63 ans, l’infirmière a mis fin à son rythme de vie trépidant pour se consacrer à l’écriture du deuxième livre de ses souvenirs, à paraître en avril aux Éditions Québec Amérique et dont le titre n’était pas choisi lors de notre entretien.

Dès l’âge de 8 ans, Élisabeth rêve d’aller en Afrique où oeuvre un oncle missionnaire. «Les religieuses à l’école nous présentaient des films sur les missions étrangères, avec des palmiers, des animaux sauvages et des enfants aux yeux pleins de mouches, se souvient-elle en riant. J’ai toujours été attirée par les Noirs dont je trouve la culture fascinante. Je me souviens d’un long voyage aux États-Unis avec mes parents: je disparaissais souvent. Ils me retrouvaient toujours en compagnie de personnes de couleur, étonnées de mon intérêt pour elles.»

La petite Élisabeth, pourtant très timide, s’épanouit lors de ces rencontres. Elle décide de devenir infirmière pour un jour pouvoir aller à la découverte du continent africain si mystérieux et plein de promesses. C’est pourtant dans le Grand Nord ontarien qu’on l’envoie pour une première mission. Bienvenue chez les Cris!

Dans le petit village d’Ottawapiskat, devenu tristement célèbre l’an dernier quand la Croix-Rouge y a décrété l’état d’urgence, les besoins sont déjà criants en 1973. Malnutrition, dépendance à l’aide sociale, alcoolisme font des ravages importants. Néanmoins, la jeune infirmière y découvre un peuple chaleureux, accueillant, mais pas très jasant: «Ce sont des gens qui ne s’expriment pas en mots, précise-t-elle, mais qui communiquent d’une autre façon. Un matin, vous trouvez devant votre porte un sac de thé du Labrador ou une tranche du caribou chassé la veille. Je les ai beaucoup aimés.»

Élisabeth fréquentera aussi les Inuits, avec qui elle ira à la chasse en motoneige. «J’y suis retournée en 2003, et les infirmières m’ont dit que cela n’était plus possible, se désole-t-elle. Les rapports avec les Blancs ont changé, chacun reste sur son territoire et les relations sont plus tendues.» Dommage.

L’Afrique

C’est au Sénégal que la jeune Québécoise aborde enfin l’Afrique après son séjour nordique. Surprise: elle n’éprouve aucun choc culturel! «J’étais tellement préparée dans ma tête, j’étais si bien documentée sur ce pays que je m’y suis glissée tout naturellement», explique-t-elle. Elle absorbe tout: les couleurs des boubous des femmes, les odeurs épicées du marché, les coiffures extravagantes des belles de Dakar.

En peu de semaines, elle apprend la langue du pays, le wolof, et se fait des amis sénégalais. «Les coopérants français me disaient de faire attention, se souvient-elle. On me mettait en garde contre de présumés dangers. Mais je n’étais pas allée si loin pour fréquenter des Blancs! J’allais dans les bars locaux, je buvais la bière locale et j’ai appris à danser comme les gens de la place. Je ne me suis jamais sentie menacée. Je pense que mes relations avec les Sénégalais étaient plus faciles, car facilitées par le fait que le Québec n’a jamais colonisé l’Afrique.»

Élisabeth apprend aussi à vivre à «l’heure africaine», à ne pas stresser si les gens sont en retard à leur rendez-vous. Il faut également prendre le temps de parler aux personnes, même si on ne fait que leur demander une indication routière. Se parler, prendre des nouvelles de la famille, c’est très important pour les Africains. L’infirmière apprend à organiser ses journées de façon différente. Aujourd’hui, elle rit d’entendre les Québécois pester contre la circulation et dire que «c’est l’enfer» lorsqu’ils sont en retard de quelques minutes. Le temps est devenu relatif pour elle.

Drôles de coutumes

Comme infirmière, Élisabeth Carrier a rempli 36 missions humanitaires, tant en Afrique qu’en Asie et au Moyen- Orient. Elle a souvent travaillé auprès de prisonniers et veillé à ce qu’ils reçoivent leurs médicaments et de la nourriture comestible. Au Pakistan, elle a soigné des talibans qui lui ont avoué qu’ils l’auraient tuée volontiers parce qu’elle représentait à leurs yeux le Grand Satan occidental. «J’espère que je les ai fait changer d’avis», dit-elle en riant. 

Certaines coutumes l’ont déconcertée. Au Sénégal, elle découvre la géophagie: des femmes enceintes et des enfants mangent de l’argile dans l’espoir d’y trouver des vitamines essentielles. Le problème, c’est que les ingrédients comme le fer contenu dans le sol ne sont pas assimilés par l’organisme. Il faut donc donner des suppléments à ces personnes, et elles arrêtent progressivement de manger de la terre. Le phénomène est également courant en Haïti et dans certains pays d’Amérique latine. Au Tchad, les gens coupent la luette des bébés. Cette pratique ancestrale entraîne son lot d’infections qu’il faut savoir reconnaître.

Les travailleurs humanitaires doivent aussi composer avec les innombrables tabous locaux qui rendent leur tâche parfois difficile. La lutte contre le sida se heurte ainsi à de nombreux préjugés véhiculés par diverses religions: «Le pape Jean-Paul II est allé en Afrique condamner l’utilisation du condom, s’indigne l’infirmière. C’est criminel. Le président de l’Afrique du Sud a déclaré publiquement qu’aucun de ses citoyens n’était infecté. Il devrait être poursuivi par la Cour pénale internationale!» Dans certains pays, une rumeur veut que le sida soit le résultat d’un complot occidental visant à tuer les Africains, et que les condoms soient tous infectés par la maladie. Les hommes mettent donc un sac de plastique sur leur pénis avant d’enfiler un préservatif, lorsqu’ils en utilisent un. Ce n’est pas très efficace... «En Ouganda, des villages entiers sont disparus à cause du sida. Les enfants, dont plusieurs sont sidéens, sont élevés par les grand-mères. Quand celles-ci disparaîtront, on va se retrouver avec une population d’orphelins sans ressources. Ça me brise le coeur», dit-elle avec de la tristesse dans la voix.

Une solution ingénieuse

L’un des gros problèmes rencontrés par les travailleurs de la santé en Afrique est l’éloignement de plusieurs villages des centres de soins. Les personnes se déplacent difficilement, de sorte que leur maladie est souvent devenue incurable lorsqu’elles se décident enfin à marcher jusqu’à l’hôpital.

Avec ses collègues de la Croix-Rouge canadienne, Élisabeth Carrier a mis au point une solution ingénieuse pour remédier à cette situation. Dans chaque village éloigné, elle a demandé à la population d’indiquer les cinq maladies les plus courantes au sein de leur communauté, puis d’élire cinq représentants fiables. Chacun de ces représentants a été nommé responsable du traitement d’une maladie. De cette façon, les malades n’avaient plus à parcourir de grandes distances pour recevoir les premiers soins. Chaque responsable, en majorité des femmes, gardait les médicaments dans sa case et en faisait un inventaire scrupuleux. C’est cette personne qui se déplaçait vers le dispensaire lorsqu’elle avait besoin de matériel. Ces pharmacies de village ont eu un grand succès: «Elles sont devenues un modèle dans plusieurs pays, soutient avec fierté Élisabeth. Les gouvernements nous ont remerciés, car c’était vraiment une solution à l’échelle africaine.» De plus, puisque la responsable demandait aux patients une somme symbolique pour les médicaments, ces derniers n’avaient pas l’impression d’être à la charge des médecins blancs. Pourtant, trois ans plus tard, les pharmacies de village avaient disparu. Que s’est-il passé?

Il s’est produit ce qui arrive souvent en coopération internationale : les Américains sont arrivés avec leurs énormes budgets et leur façon de faire centralisatrice. Ils ont engagé les responsables des villages et leur ont donné un bureau dans leurs dispensaires bien subventionnés, loin de la population rurale. Finie la proximité et retour à la case départ. Ce qui faisait l’originalité du projet canadien fut emporté dans le tourbillon des budgets illimités. «Nous avions montré aux gens à récupérer de vieux linges propres pour faire des pansements, soupire Élisabeth, mais comment faire compétition aux grosses boîtes de pansements neufs et blancs provenant des États-Unis? Les gens ont recommencé à mourir de leurs maladies dans leurs villages, portés par leur fatalisme traditionnel selon lequel la mort est la volonté de Dieu. Nous n’avions pas les moyens d’affronter la compétition américaine. Puis l’argent a commencé à se promener dans les poches des grands responsables, comme avant.» La Croix-Rouge a ceci d’intéressant qu’elle gère elle-même ses programmes dans divers coins du monde, ce qui met l’organisme à l’abri de la corruption des gouvernements. Les Américains seraient moins regardants...

Élisabeth a été témoin d’événements révoltants, mais elle refuse de dire dans quel pays. «Certains organismes d’aide doivent dépenser leur budget avant la fin de l’année financière, explique-t-elle, de sorte que des projets vont éclore dans des endroits improbables. J’ai vu des puits construits en plein désert, là où aucun éleveur ne peut faire brouter son troupeau puisque l’herbe ne pousse pas aux alentours. Des organismes de charité liés à des sectes religieuses vont privilégier les villages où il y a des convertis, et non les endroits où les besoins sont les plus criants. C’est ça aussi, la coopération internationale.» Non, la perfection n’est pas de ce monde.

Partir, revenir...

À chaque fin de mission, Élisabeth revient à Lévis pour voir sa famille et ses amis. Le retour est chaque fois plus pénible. «J’écoutais mes amis parler de leurs préoccupations, dit-elle, et je comprenais de moins en moins leurs priorités. Je venais de voir des enfants mourir parce que leurs parents n’avaient pas les deux dollars nécessaires à leur guérison, et eux me parlaient de la crise économique, à quel point ils devaient se serrer la ceinture et qu›ils vivaient “l’enfer” parce que le gouvernement gelait leurs gros salaires. Je n’avais qu’une envie: repartir au plus vite.»

Pour ne pas perdre ses amis, l’infirmière se tait. Mais il lui faudra quelques années pour atteindre l’équilibre entre ses deux milieux de vie. «Je me suis fait des tiroirs dans la tête, dit-elle en souriant. Quand je revenais, je fermais le tiroir Afrique; lorsque je retournais là-bas, je fermais le tiroir Québec. Je dirais aux jeunes qui veulent faire carrière dans ce domaine que, après cinq ans à l’étranger, on se coupe de ses racines. Il faut le savoir.»

Aujourd’hui encore, Élisabeth Carrier trouve les Québécois insouciants de ce qui se passe ailleurs. Elle constate que la couverture internationale de nos grands médias est pitoyable, et bien en deçà de la moyenne canadienne. Heureusement, il y a Internet pour la renseigner.

Elle pense aussi que nous nous plaignons souvent le ventre plein. «Cela me fascine d’entendre constamment les gens blâmer les autres pour leurs malheurs: c’est la faute des Anglais, du gouvernement, de l’employeur. Jamais d’eux-mêmes! Je suis agacée également par une certaine ignorance que véhiculent les médias. Combien de gens savent qu’en Afghanistan des femmes sont torturées et tuées parce qu’elles refusent de porter le voile? Que des fillettes sont emprisonnées lorsqu’elles dénoncent leurs violeurs? Que le président Hamid Karzaï s’apprête à légaliser la charia, donc la lapidation des femmes, dans son pays où des soldats canadiens sont morts au nom des droits de la personne?»

Malgré tout, Élisabeth ne regrette rien. «J’ai eu beaucoup de plaisir, conclut-elle. Je ne me rendais pas en Afrique pour guérir l’humanité souffrante, mais pour aller à la rencontre de gens merveilleux. J’ai la tête pleine de noms et de visages souriants, et je corresponds encore avec plusieurs de ces amis. Je n’ai plus envie de voyager aujourd’hui, la manie de la sécurité me fait détester les aéroports. Mon premier livre, Entre le rire et les larmes, sera réédité l’automne prochain et le deuxième tome paraît en avril. Il y a là-dedans plus qu’une vie. Un regard amoureux sur la vie!» 

Infos:

En mission / Une vie au sein de la Croix-Rouge

Entre le rire et les larmes (non disponible)

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